Le début de la fin

Il était une fois, en mars 2020 sur Utopia, une île perdue au milieu de l’Océan pacifique, notre personnage principal, Anton, regarde le monde de haut, avec son regard acerbe et ironique. C’est le début de la fin pense-t-il, l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres. Anton est collapsologue, il est certain que le monde va s’écrouler, pour renaître de ses cendres tel le phénix. L’humain fait tout depuis des décennies pour détruire le monde dans lequel il vit, il en profite à outrance et tire au maximum sur les ressources qu’il lui offre pourtant si généreusement. Mais l’humain veut toujours plus et tire et tire dessus, il imagine que c’est un puits sans fond alors que bientôt il ne restera plus une goutte dans ce puits pour l’abreuver. Anton se réunit régulièrement avec des penseurs de l’effondrement, ils s’appuient ensemble sur leurs pratiques et calculs scientifiques qui démontrent par A+B que nous allons droit dans le mur, et pas un mur en stuc, un mur en béton armé, qui quand on se cogne dessus nous laisse roides.

Depuis quelque temps, une menace plane dans l’air, une menace qui viendrait d’une lointaine planète, une menace qui proviendrait d’un animal mythologique, l’ornithorynque ailé et masqué. L’ornithorynque « classique » est un animal qui vit en Australie et qui est semi-aquatique, notre ornithorynque ailé et masqué a deux petites ailes sur les flancs et des yeux entourés de poils blancs, eux-mêmes entourés de poils noirs, ce qui lui confère donc cet attribut de « masqué ». Il vivrait quant à lui sur une autre planète et serait porteur d’un virus attrapé lors du gobage de petits oiseaux terrestres (eux ne volent pas donc) qui à force de ne pas voler ont développé une maladie, la maladie des oiseaux tristes qui ne peuvent pas voler. Evidemment lorsque l’on vit contre sa nature, on contracte tout un tas de maladies c’est bien connu ! Ce virus porté par notre animal mythologique aurait été rapatrié par un cosmonaute parti dans une fusée à la découverte des autres planètes. L’équipe de cosmonautes envoyée dans l’espace pour cette mission Apollo 18 eut un accident de fusée dans la stratosphère, la fusée atterrit tant bien que mal sur la planète Mars. Les cosmonautes moururent tous écrabouillés sauf un qui s’échappa de l’habitacle par miracle et qui réussit finalement à réparer la fusée grâce à un tutoriel qu’il a pu télécharger sur son portable intergalactique. Le temps de réparation fut long et les provisions vinrent à diminuer. Notre cosmonaute eut faim et en patrouillant sur Mars, pensant au départ ne trouver aucune vie animale, seulement des cratères et des volcans, découvrit dans une grotte ce mammifère ailé et masqué. Une nuit, même s’il fait toujours très sombre sur Mars vu le faible ensoleillement, le cosmonaute armé du coutelas de Rahan (exactement le même) plonge dans la grotte, se bat pendant des heures avec l’ornithorynque qui tente de s’évader avec ses ailes mais se fracasse contre les parois de la grotte, il jette au cosmonaute des regards masqués furibonds qui ne le déstabilisent pas d’un poil, le cosmonaute est griffé sur tout le corps mais finit par tuer l’animal après moult coups de couteau assénés. Dans la grotte, il dépèce l’animal, frotte quelques pierres, fait un feu et hop voilà l’animal grillé et avalé ! Après quelques semaines et quelques festins d’ornithorynques ailés et masqués débusqués au fond de leur trou, la fusée est réparée et le cosmonaute revient sur Terre. Il ne se sent pas en grande forme, attribuant cette fatigue à son épopée interstellaire, mais part promptement faire son rapport au chef de la NASA. En lui parlant – il n’a pas parlé depuis longtemps – il commence à lui tousser dessus, s’excuse, finit son rapport et rentre chez lui, raconte à sa famille ce qu’il a vécu, leur envoie aussi des postillons de toux plein la figure, s’excuse et va se coucher. Il ne savait pas encore qu’il allait être affublé d’une attribution très particulière : le « patient zéro », le premier à être infecté par ce virus. C’est ainsi que le virus, que nous nommerons « ornithovirus », commença à se propager sur toute la planète en mars 2020. Ce patient zéro était en effet un super-spreader, ainsi que chaque membre de sa famille et le chef de la NASA également, et le temps qu’ils s’aperçoivent de leur contagiosité extrême, le mal était fait, ils distribuèrent allègrement le virus autour d’eux et l’épidémie se propagea au point de devenir une pandémie.

Sauf sur Utopia… Utopia est difficile à atteindre, Anton et ses compères collapsologues se sont installés sur cette île lointaine avec tout leur « barda » scientifique pour pouvoir tranquillement élaborer leur théorie catastrophiste. Ils communiquent évidemment au monde le résultat de leurs recherches mais le monde ne vient physiquement pas à eux. L’île est en effet entourée de rochers acérés, pointés vers le ciel, et celui qui s’en approche peut être déchiré et découpé en morceaux comme sur des fils barbelés. Anton s’est replié sur cette île pour pouvoir réfléchir loin du brouhaha des villes et des campagnes. Cette île était déserte, c’est là qu’il a décidé d’établir sa base avec ses comparses il y a plusieurs années. La réflexion sur le monde peut se faire à distance et même, elle est plus aisée de loin, le regard porte davantage.

Selon la théorie d’Anton, ce virus était programmé pour arriver sur Terre en mars 2020, il l’avait annoncé il y a plusieurs mois mais personne ne voulait le croire. L’ornithovirus a plusieurs significations selon lui : il est envoyé de l’Univers afin que l’homme se rende compte de son comportement et le change pour ne pas détruire sa planète ; il provient d’un animal, que l’homme a tué, pour que l’homme réfléchisse à son essence animale, à son instinct animal, à l’animalité qui est en lui et qu’il ne doit pas effacer, détruire, sous ses travers humains, pour qu’il réfléchisse au sauvage qui est en lui et qu’il ne doit pas gommer car il est indispensable dans son développement et son rapport à soi et aux autres. Voilà la conclusion non détaillée des recherches d’Anton.

Les effets du virus se décuplent… L’ornithovirus touche de plus en plus de pays, jusqu’à donc une pandémie. Chaque gouvernement inflige l’ordre à la population de se confiner, c’est-à-dire de se terrer chez soi, comme un animal qui serait la proie d’une force supérieure destructive et qu’il ne peut  combattre. Chaque État ferme ses frontières avec les États frontaliers mais il est déjà trop tard, le mal est fait. Comme chacun le sait, l’humain respire, inspire, expire, cette fonction vitale, cette habitude même, à laquelle on ne réfléchit plus tellement elle est naturelle, devient le centre du problème : chaque gouttelette respiratoire qui s’échappe des naseaux ou de la bouche d’un humain peut être nocive à un autre humain. D’où l’enfermement des uns et des autres pour que chacun ne pollue pas son prochain.
« C’est incroyable ! » s’exclame Anton, l’humain pollue la planète et n’en a cure, la planète se venge par la pollution des hommes entre eux, une auto-pollution ça c’est très fort ! il est aux anges de cette découverte même si la situation est de plus en plus critique.

Malgré les gestes barrières et les seize commandements ressassés à outrance : tu ne tousseras pas sur autrui, tu ne cracheras pas sur autrui, tu ne baveras pas sur autrui, tu ne vocifèreras pas sur autrui, tu te tiendras à une grande distance d’autrui, tu ne pleureras pas dans les bras d’autrui, tu n’éclateras pas de rire devant autrui, tu te moucheras dans ton tricot, tu te laveras les mains 100 fois par jour avec de l’alcool à 90 degrés (100 si tu trouves), tu ne feras pas l’amour, tu ne rouleras pas de pelle à tes amant(e)s ni à tes amis, tu ne te baladeras pas, tu ne feras pas tes courses pour t’alimenter tu seras livré, tu mettras une croix sur le sport même si tu en faisais tous les jours sinon tu pètes un câble, tu resteras cloîtré dans ton trou (si tu as la chance d’en avoir un) jusqu’à la fin des hostilités et tu te tairas surtout, on ne veut pas t’entendre ! donc malgré ces consignes strictes, les humains continuent allègrement à se polluer mutuellement car ils sont indociles ! Certains même se sentent en vacances, partent avec des potes loin des villes invivables, en profitent pour faire la fiesta, se refilent l’ornithovirus à pleins poumons en hurlant les paroles de leurs chansons préférées… ces réunions amicales sont de véritables clusters, tout le monde est infecté, car il faut savoir que même si une personne n’a pas l’impression d’être malade, elle peut quand même être asymptomatique, sans symptômes visibles du mal, et avoir le virus en elle et du coup être contagieuse, donc tous ceux qui partent ensemble en imaginant qu’ils sont sains peuvent être une véritable « bombe virale » pour les autres… Et les familles se retrouvent ensemble 24h sur 24, les enfants deviennent dingues de ne pas sortir, ils insultent leurs parents en leur postillonnant dessus, les parents deviennent aussi dingues et les frappent, les violences domestiques se multiplient car les gens n’ont plus l’habitude de vivre ensemble 24h sur 24, car beaucoup bossent, vont à l’école, mais là les bosseurs télétravaillent et les mômes ne vont plus à l’école, bref c’est la bérézina !

Résultat des courses : la quatorzaine se transforme en quarantaine, les nuages grossissent dans le ciel, le monde s’assombrit, les dépressions se multiplient, c’est le début de la fin…

Anton, face à cet effondrement programmé, sort sa baguette magique de son barda scientifique. On pourrait penser que « magique » et « scientifique » ne vont pas ensemble et pourtant si, car sa baguette est née de ses recherches scientifiques. Il l’a conçue en cas de force majeure : si l’humain déconne trop ou est en pleine bérézina, si les États deviennent trop liberticides et sont dépassés par les événements, il la dégainera ! Après avoir psalmodié quelques formules savantes, Anton brandit sa baguette sur le monde, lui donne un coup sur la calebasse en murmurant « Ainsi soit-il ! », afin que sa prière soit exaucée promptement.

Soudain, le monde change, l’ornithovirus aidé du coup de baguette magique accomplit son destin final : chaque humain se transforme en animal ou redevient totalement l’animal qu’il était tout en le niant. Citons quelques exemples de cette transformation : les nageurs invétérés se transforment en poissons, les coureurs en guépards, les cavaliers en centaures, les policiers en fouines, les hautains en girafes, les voleurs en singes, les dormeurs en paresseux, l’homme violent se transforme en gazelle, sa femme en lionne qui le dévore, les doux en agneaux, les agiles en chats, les puissants en cerfs (en serfs ah ah ah !), les fidèles en chiens, les travailleurs acharnés en fourmis, les méchants en hyènes, les caverneux en ours, les emmerdeurs en mouches, les rusés en renards, les bavards en poules, etc. Le monde devient une vaste jungle où tous les animaux s’entre-dévorent jusqu’à extinction totale des espèces, la sixième et la dernière. La nature reprend ses droits, tout n’est que mousse, humus, arbres remarquables, plantes invraisemblables, fleurs odorantes, rivières scintillantes, montagnes captivantes…

Sur Utopia Anton et ses comparses se félicitent du dénouement suite à ce coup de baguette magique, et malgré leur protection insulaire, ils se transforment eux-mêmes en rats de bibliothèque afin de plancher sur un monde nouveau où les animaux apprendront à vivre ensemble et où l’humain (s’il revient sur Terre) se fera forcément plus petit qu’un bœuf, sacrée grenouille, quelle vantardise ! (cf « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » – La Fontaine)

Anne-Laure – Mars 2020 (évidemment !)