Ce que je vois de ma fenêtre

Des tâches marrons et blanches, est-ce la robe d’une immense vache pie ? non c’est juste la montagne qui change de couleur petit à petit, le printemps est à l’œuvre… Sur cette première montagne a l’air de se déposer une seconde montagne mais c’est un trompe-l’œil car la seconde montagne est bien plus loin, il y a même une vallée avec une autre station de ski entre les deux. Je ne vois donc que la moitié du Mont Saint-Jacques qui est devenu plus marron que blanc. Cette couleur marron me rappelle la robe des vaches du coin, les tarines, de Tarentaise donc, si vous les croisez un jour vous tomberez en amour devant leurs yeux de biche, elles sont très sympathiques et généralement leurs copines les Abondance, elles de couleur pie comme la montagne actuelle, leur tiennent compagnie, et parfois moi aussi l’été, je me couche dans leurs alpages et elles ne bronchent pas, me broutent juste légèrement le flanc pour me taquiner. Sur le côté gauche de la première montagne, qui se nomme le Dou du Praz, (autrement dit le dos du pré en savoyard), s’érigent quelques sapins et mélèzes, ils épousent ce côté jusqu’à une piste qui descend à la station en-dessous. Juste en face, à hauteur d’œil lorsque celui-ci ne se projette pas en l’air là où il préfère regarder, des gros immeubles disparates et autres petits chalets collés les uns aux autres, comme si on avait voulu en entasser un maximum dans un périmètre limité, un imbroglio de constructions architecturales aussi laides les unes que les autres, constituent une « nouvelle » station, Plagne-Soleil qui a émergé il y a plusieurs années alors que nous avions dans cet appartement familial une vue sur la montagne entière sans qu’elle ne soit boursouflée de ces verrues sur l’injonction financière de ces connards de promoteurs immobiliers qui ne cessent de construire et d’enlaidir la montagne… et ce, juste en face de mon nez, heureusement que mon regard se projette loin ! Plus proche de moi se trouve le télébus, que l’on appelait jadis « les poubelles » car les trois cylindres qui descendaient vers la station du bas ressemblaient à l’époque à de grosses poubelles en aluminium, elles transportaient les déchets humains vers le bas, ah ah ah ! Et maintenant, comme tout finit par se moderniser, le télébus ne s’appelle plus « les poubelles » car les trois nouvelles cabines ne ressemblent plus à des poubelles, snif… et juste devant le télébus une route et un parking. Evidemment j’aurais préféré être de l’autre côté, côté pistes et au sud mais c’est ainsi je suis côté route et au nord. Aujourd’hui la station étant fermée depuis qu’un petit truc a dangereusement commencé à se balader dans le monde, la circulation est plutôt parcimonieuse, j’aperçois parfois quelqu’un qui court et aussi les promeneurs de chiens ou les chiens promeneurs d’humains, et les promeneurs sans chien, peu de gens puisque la population habitant en station à l’année est rare, quelques saisonniers sont restés également après la fermeture de la station et puis moi… privilégiant mon environnement fétiche à tout autre trou de confinement. Très régulièrement, j’aperçois aussi – et je l’écris très légèrement crispée, vous pouvez imaginer un rictus très légèrement énervé sur la commissure de mes lèvres – des voitures de policiers, gendarmes et autre voiture banalisée arpenter plusieurs fois par jour la station à surveiller de très près tous ceux qui s’échappent ou se réunissent… Moi je m’échappe tous les jours en montagne – destination totalement interdite, même pas une heure dans un périmètre de 1km, juste la satanée route est permise – et donc je cripse et cripse et cripse et commence juste un peu à décripser quand je deviens invisible, fondue au loin dans cette blancheur immaculée qui me reçoit généreusement moi « jeune » « vierge » « effarouchée » !

De ma fenêtre également, au bout du parking, une sorte de faux sapin en armature blanche sur un socle en pierre avec des guirlandes et une étoile au sommet, bazar qui scintille à Noël et jusqu’au mois de février au moins, oui Noël dure longtemps en montagne, le temps est comme suspendu vous savez… Ah j’ai oublié, je vois aussi un bout de télésiège qui passe au-dessus de la route, après le télébus et au-dessus des premiers chalets minables de la station d’en face, ça fait beaucoup de choses en face en fait… un peu trop à mon goût. A ma droite, d’autres appartements car l’immeuble forme un angle, tous les rideaux sont tirés, je suis la seule en face nord, forcément c’est la face la plus dure des montagnes, faut être téméraire pour séjourner sur une face nord ! Il y a aussi trois gros containers, ah tiens trois poubelles encore, je n’avais pas fait tilt ! une avec un couvercle noir où on met tout ce qu’on ne met pas dans les deux autres, couvercle jaune (papier, carton…) et couvercle vert (verre), trois poubelles savamment encastrées dans un rectangle pierreux, d’où émerge un panneau jaune avec deux ronds « interdiction de stationner », aire de déneigement sur 40m vers la droite, et un petit dessin d’un camion qui embarque une voiture avec un crochet, je ne sais pas ce que ça veut dire… ? Quelques voitures éparses dont la mienne que j’adore, une Berlingo fourgonnette dans laquelle je peux dormir et mettre 3 vélos si j’en ai envie mais en général je ne dors qu’avec un vélo, je n’aime pas trop être plus que deux, les partouzes de vélo ce n’est plus mon truc… Je vois aussi un amas de neige qui vire au marron dégueu, les gaz d’échappement j’imagine, et encore plus près de moi le balcon sur lequel j’ai mis une grosse chauffeuse violette datant des années 70 avec deux tabourets blancs, c’est là que je prends mon petit déjeuner avec le seul rayon de soleil de la journée et parfois l’apéro emmitouflée dans trois pulls – à 2000m il fait frais à l’apéro – et enroulée dans un plaid, d’ailleurs je me suis dit ce matin : « on dirait une p’tite vieille ! c’est comme ça AL que tu peux t’imaginer dans quelques années et ce sera ta position principale dans la journée, tu n’iras plus batifoler dans la neige et dans les prés avec les tarines, tu seras condamnée à l’immobilité le plus clair de ton temps », et là illico ça m’a fait bondir hors de la chauffeuse violette des années 70 sur mes skis de rando pour de nouvelles aventures !

Anne-Laure Mantel