Texte de Galatée Hirigoyen
Animé par Claire : nous sommes 14
Thème de la photo :
Texte de Raymond Depardon : le hors-champ, lieu de notre imagination
Texte de Annie Ernaux : « les années »
Choix d’une photo : je suis l’autrice de la photo et je vais faire découvrir le hors champ avant et après, la photo est celle de la scène arrêtée.
« C’est le jour de mes quinze ans et mes parents m’ont emmenée à la mer. C’était une longue préparation, je les avais vus s’activer, remplir des sacs de voyage, j’avais surpris leurs conciliabules, qui s’arrêtaient brusquement quand ils s’apercevaient que j’étais là et que je pouvais les entendre. Et, le matin du grand jour, j’étais toujours censée ne rien savoir, mais ils ont déposé devant moi, sur la table du petit déjeuner un charmant paquet de soie bleue enrubanné. Et quand je l’ai ouvert, je n’ai pas bien compris à quoi pouvait servir ce joli sous-vêtement jaune pâle. Ce n’était ni une culotte, ni un soutien-gorge, mais les deux à la fois, reliés en une seule pièce. Je l’ai déballé tout en les regardant avec des yeux interrogateurs qui les ont fait éclater de rire.
– C’est un maillot de bain, a sous-titré maman.
– C’est pour t’habiller à la mer et patauger dans les vagues, a renchéri papa.
Je n’avais retenu de leurs explications qu’un mot : « la mer »
– La mer ! Nous allons à la mer ! me suis-je exclamée, incrédule.
– Oui, et nous partons dès ce matin en voiture, a confirmé papa. C’est un peu loin, tu imagines, alors il nous faut démarrer de bonne heure.
Après avoir rempli le coffre, nous avons roulé plus de trois heures sur les départementales bordées de champs et de vergers. Je feignais de sommeiller, toute à ma joie de la découverte de cet élément que je n’avais pas encore vu.
Quand nous sommes arrivés, papa a garé la 2CV près de la plage et j’ai sauté sur le sable jaune. Maman m’a tendu une serviette pour que je me déshabille et que je puisse enfiler mon cadeau sans montrer ma nudité. Les rouleaux faisaient un bruit de torrent, les vagues déferlaient l’une derrière l’autre dans une ample respiration, les galets roulaient, mordus par l’écume.
Quand j’ai eu revêtu mon maillot, papa a voulu me prendre en photo. J’étais un peu gênée, timide devant l’appareil photo argentique, je tâchais de cacher mes cuisses nues. Je ne savais pas quelle position prendre, je sentais mes pieds recouverts de sable. Je ne savais pas si je devais sourire, je n’ai pas osé, j’ai mordu ma lèvre inférieure en penchant un peu la tête vers mon épaule relevée. Rien ne les recouvrait, mes épaules, sinon la fine bretelle qui retenait le haut et passait derrière mon dos. Je sentais mes seins rétrécis et glacé sous le fin tissu de nylon jaune. J’avais hâte de relâcher la pose et dès que ce fut possible j’ai fait demi-tour et me suis lancée dans les remous.
J’ai senti tout de suite l’eau froide me happer, monter son écume sur mes jambes, s’attaquer à mes cuisses de ses lèvres avides et rouler vers mon ventre. Je ne savais pas nager et j’ai crié plus fort que le grondement des vagues, j’ai hurlé, partagée entre la crainte et le plaisir. Je me suis sentie portée, je me suis laissée aller sans résister. J’étais revenue dans le ventre de maman, de l’eau jusqu’au menton, les bras tendus devant moi, caressés par les flots bienfaisants. Quel bonheur ce serait que de savoir nager, avancer sans crainte, le ventre porté par les éléments. J’ai plongé mes yeux vers l’horizon infini et brumeux. Jamais je n’avais vu et imaginé un tel spectacle ! Je me suis redressée, les pieds posés sur le fond clairsemé d’algues et de coquillages, j’ai regardé vers la plage et j’ai envoyé du bout des doigts un baiser de remerciement à mes parents assis sagement devant le pique-nique déballé.
J’avais quinze ans en ce jour et jamais plus je n’aurais cet âge-là !